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Le marquis fait un habile tour de passe-passe, puis commet une erreur fatale
Phillip de Laey n’était pas un imbécile. Il voyait bien que quelque chose ne tournait pas rond. En revanche, il ne savait que penser de ce pisse-vinaigre de Max. Était-il la cause du mal ou le remède ?
Le cousin de Victoria lui faisait plutôt l’effet de quelqu’un d’intelligent et de raisonnable ; il n’avait pas l’air sournois ou retors. En insistant pour que Phillip range son pistolet, il lui avait sans doute évité de se retrouver pris dans une altercation.
La façon dont les autres clients le regardaient, comme un jeune lapereau prêt à être embroché, avait fait tiquer Phillip. Il n’était pas du genre à détaler comme un pleutre à la moindre alerte, mais il sentait bien que cet endroit était malsain. Dès qu’il était entré ici son sang s’était glacé dans ses veines.
Pesaro avait beau soutenir le contraire, Phillip était absolument certain d’avoir vu Victoria quitter Grantworth House. Sa démarche, sa stature, et même sa façon de refermer la porte derrière elle... il aurait reconnu Victoria n’importe où, quel que soit son déguisement. Et puis, il l’imaginait mal prêtant sa belle cape rouge grenat à sa domestique.
Et si elle était allée retrouver un amant ? En proie à un soudain accès de jalousie, il avait pris le coche en filature. Ça n’était pas la première fois qu’elle écourtait brusquement une soirée ou une visite. Il l’aimait passionnément et n’aurait pas supporté qu’un autre que lui puisse posséder son cœur.
Mais lorsque la voiture s’était enfoncée dans l’un des quartiers les plus mal famés de Londres pour s’arrêter devant ce cabaret infâme, les soupçons de Phillip quant à la fidélité de Victoria avaient volé en éclats. Quel que soit le motif de sa venue dans cette partie de la ville, ce ne pouvait pas être un rendez-vous galant.
Elle s’était fourrée dans un guêpier dont elle ne pourrait à l’évidence pas se sortir seule. Il fallait qu’elle ait été réduite aux plus cruelles extrémités pour ne pas oser s’en remettre à lui. Mais il allait la secourir, la ramener à la maison et la persuader de tout lui raconter... car ils allaient se marier, et en tant que mari il se devait de veiller sur elle. Et de remettre de l’ordre dans tout ceci.
C’était du moins son plan lorsqu’il s’était engouffré dans l’escalier qui menait à ce puits de l’enfer. Cet immonde mastroquet où régnait une odeur de fer rouillé et de moisissure. Le cousin l’avait entraîné vers le recoin le plus sombre de la salle et lui avait commandé à boire. C’est alors que Phillip vit le geste rapide, quasi imperceptible de la main de Pesaro au-dessus de son verre, et comprit que le cousin avait une idée derrière la tête. Lorsque Phillip avait pris une gorgée de whisky, et sentit les yeux de Pesaro sur lui, ses doutes s’étaient transformés en certitudes.
Aussi, quand Max lui avait tourné le dos pour échanger quelques mots avec la plantureuse serveuse, Phillip avait discrètement échangé son verre contre le sien.
Quand Pesaro s’était à nouveau retourné, Phillip avait levé son verre pour trinquer, puis l’avait regardé avaler la drogue qu’il avait tenté de lui administrer. Mais pour quelle raison ? Pesaro cherchait-il à le tuer ou simplement à l’endormir ?
S’il avait voulu le voir mort, le cousin de Victoria ne lui aurait pas conseillé de ranger son pistolet, ni même cherché à détourner l’attention des autres clients.
N’importe. Soit il survivrait et alors il lui poserait la question, soit il mourrait et l’affaire serait réglée.
Naturellement, Pesaro était tellement impatient que Phillip finisse son whisky, qu’il avait accepté de trinquer avec lui. Leurs deux verres étaient presque vides quand il avait commencé à donner des signes de faiblesse. Ses paupières s’étaient avachies, son élocution devint traînante. Était-ce sous l’effet d’un poison ou d’une drogue ? Que ce soit l’un ou l’autre, Phillip n’avait aucune raison de se sentir coupable dès lors que Pesaro avait cherché à le lui infliger.
— Vous avez échangé nos verres, lui dit Pesaro d’une voix molle, les yeux brillants de colère. Espèce d’idiot.
— Vous n’avez que ce que vous méritez. Pourquoi avez-vous cherché à m’empoisonner ?
— Vous ne... savez pas... le danger... vous protéger... Idiot.
Il attendit que Max sombre complètement, et plonge la tête la première sur la table.
— Et maintenant, je vais partir à la recherche de Victoria.
Phillip jeta quelques pièces sur la table poisseuse.
Celles-ci roulèrent un instant sur les planches mal équarries, puis s’immobilisèrent juste à côté des doigts à demi fermés de Pesaro. Phillip se leva et sortit sans un regard en arrière.
Il était évident que sa fiancée n’était pas là, si tant est qu’elle soit jamais venue jusqu’ici. Il traversa la salle d’un pas vif en tâtant le pistolet dans sa poche de manteau.
Il avait hâte de quitter ce cloaque. Il grimpa les marches quatre à quatre, impatient de respirer l’air pur de la nuit. Il avait besoin de réfléchir en paix, car de nombreuses questions s’étaient mises à lui trotter dans la cervelle – et notamment pourquoi le cousin de Victoria avait cherché à le droguer. Il venait d’atteindre le haut de l’escalier quand il entendit un bruit de pas derrière lui. Il se retourna et vit l’un des clients, un grand type au teint d’endive qui gravissait les marches. Enfin, il était dehors. Refermant la porte derrière lui, il commença à s’éloigner à grands pas, mais l’homme le rattrapa avec une rapidité stupéfiante. Soudain, Phillip sentit la chaleur de son haleine dans son cou... alors même qu’il avait remonté l’épais col de son manteau.
Faisant volte-face, il sortit son pistolet et le pointa sur son poursuivant. Ils se tenaient à présent face à face au milieu d’une voie sans issue. Phillip comprit qu’il n’avait d’autre choix que s’engouffrer à nouveau dans l’escalier du Calice d’argent... ou repousser l’homme qui bloquait l’entrée de la ruelle.
— Reculez ou je tire, dit-il en resserrant son doigt autour de la détente.
Sa main ne tremblait pas, tous ses sens étaient en alerte tandis qu’un calme serein se répandait dans tous ses muscles. Il ne voulait pas blesser l’olibrius, mais il n’hésiterait pas à t irer pour se protéger... et retrouver Victoria.
L’homme fit un pas en avant. Phillip appuya sur la détente en visant l’épaule. Il avait dû rater son coup, car l’autre continuait d’avancer. Sa vision se brouilla soudain et il sentit une étrange sensation d’oppression comme si quelqu’un qui n’était pas lui gonflait puis vidait ses poumons à sa place. Il ne parvenait pas à détourner les yeux ou à s’éloigner de I homme qui arrivait droit sur lui.
Il y eut comme un éclair rouge qui se perdit dans les ténèbres. Phillip sentit son champ de vision se rétrécir. Il n’y voyait presque plus rien. Il pointa son arme à l’aveuglette en espérant qu’il toucherait son adversaire à la poitrine et appuya à nouveau sur la détente.
Les yeux de son attaquant rougeoyaient comme des hi aises... Il bondit sur Phillip qui chercha à se défendre, mais l’individu avait une force surhumaine. Phillip ne parvint pas à se dégager fût-ce légèrement de son étreinte. C’est alors qu’une lueur blanche scintilla dans l’ombre. Une main avait empoigné Phillip par les cheveux et lui tirait la tête de côté.
Des crocs blancs aiguisés fondaient sur son cou.
— Pourquoi n’avez-vous pas dit à Max qu’il y avait une protection sur le Livre d’Antwartha ? demanda Victoria.
Elle se tenait aussi loin que possible de Sébastien, à l’extrême opposé de la pièce aveugle dans laquelle il l’avait emmenée la première fois.
Il remplissait deux petits verres. La banquette sur laquelle elle s’était assise lorsqu’il avait touché sa vis bulla s’étirait entre eux, formant comme un muret de séparation, mais Victoria n’aurait su dire qui était le loup et qui était l’agneau.
— Je voulais m’assurer que vous aviez tenu parole, répondit Sébastien en faisant un pas dans sa direction.
Victoria s’approcha en ayant soin toutefois de rester derrière la banquette, et se pencha en avant pour prendre le verre rempli d’un liquide rose pâle qu’il lui tendait.
— S’il l’avait su, c’est que vous n’auriez pas tenu parole.
— J’ai honoré notre contrat, mais il aurait pu mourir.
— Mais il n’est pas mort. Puisqu’il ne l’a pas touché. Il savait.
— Je lui ai dit uniquement pour lui sauver la vie. Il ne m’a pas crue.
— Sa vie vous est donc si précieuse ?
— Toute vie est précieuse à mes yeux. Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle en désignant le petit verre en forme de tulipe.
— Juste un peu de sherry. Goûtez. Je crois que vous allez aimer.
Levant son verre comme pour porter un toast, il le vida d’un trait. Puis il invita Victoria à s’asseoir.
— Non, merci, dit-elle en reposant son verre.
Elle s’éloigna encore un peu plus. À présent, elle se tenait derrière la banquette et lui devant.
— Auriez-vous peur de moi, Victoria ?
— Pourquoi aurais-je peur ? Je suis une Vénatore.
— C’est vrai. Je me suis d’ailleurs posé la même question. En fait, c’est moi qui devrais avoir peur de vous.
Il retourna vers la table pour se resservir.
Lorsqu’il leva à nouveau son verre, faisant mine de trinquer, son visage était fermé et sévère. Cette fois, il ne descendit pas son sherry d’un trait. Il n’en prit qu’une gorgée puis s’assit sur la banquette, légèrement de biais, pour pouvoir regarder Victoria.
— Pourquoi êtes-vous venue ce soir ?
— Vous saviez que j’allais venir.
— Je vous ai dit la dernière fois que nous serions amenés à nous revoir. Je savais que vous reviendriez, mais j’aimerais savoir pourquoi.
— Pour vous remercier de m’avoir fourni les informations qui nous ont permis de récupérer le Livre d’Antwartha. Sans vos indications, Max et moi serions peut-être morts à l’heure qu’il est.
— Est-ce là un gage de gratitude ?
Il couvrit de ses doigts la main de Victoria et la retint délicatement plaquée sur le dossier de la banquette.
— Je suis bien aise de l’apprendre. Et ravi que ce soit vous et non Maximilian qu’Eustacia ait chargé de cette mission. J’ai comme l’impression que Max et vous n’êtes pas les meilleurs amis du monde.
Victoria réprima une furieuse envie d’ôter sa main.
— Je me demande pourquoi, murmura Sébastien sur un ton qui laissait entendre que c’était le cadet de ses soucis. Mais peu m’importent les états d’âme de Maximilian. Dites-moi plutôt comment vous comptez m’exprimer votre gratitude.
Avec la main qu’il avait de libre, Sébastien commença à tirer sur le long gant de Victoria pour dénuder son coude, puis le fit lentement glisser le long de son bras.
— Vous ai-je dit que vous étiez infiniment plus attirante en femme qu’en homme ?
Quand elle se recula, le bout de son gant se retourna sur ses doigts, laissant sa main et son bras nus.
Elle fit un pas en arrière. Sébastien n’était pas le genre l’homme à sauter par-dessus la banquette pour se jeter sur elle.
Il ne la regardait même pas. Il caressait le gant blanc qu’il tenait entre ses mains comme s’il s’était agi de son bras.
— Mais où est votre bague ?
Tout d’abord, elle crut qu’il se référait à sa vis bulla, l’anneau qu’elle portait au nombril... puis vit qu’il regardait sa main gauche avec insistance.
— Je n’en ai pas... encore. Saviez-vous que j’étais dans la bibliothèque de Redfield Manor ?
— Naturellement. Je peux même vous dire à quel moment précis vous vous êtes enfuie par la fenêtre. Maximilian était trop occupé à combattre les vampires pour remarquer quoi que ce soit. Mais moi j’ai vu bouger le rideau et su que vous étiez partie. J’ai cru comprendre que vous aviez tué sept vampires cette nuit-là.
— Huit. Et Max a tué trois Impériaux à lui tout seul.
— Superbe !
Sébastien se leva. Elle recula encore d’un pas.
— Victoria, c’est agaçant à la fin. Je ne vais pas me jeter sauvagement sur vous depuis l’autre bout de la pièce.
Il avait l’air irrité, chose inhabituelle chez un homme aux manières d’ordinaire suaves et gracieuses.
Glissant son gant dans sa poche, il se dirigea d’un pas décidé vers la table, puis s’adossant à celle-ci, croisa les bras et considéra Victoria en silence. Il avait l’air menaçant. Ses boucles brunes sur le haut de son crâne allaient s’éclaircissant vers les pointes, prenant des reflets fauves et blonds et même argentés. Ses lèvres s’étaient figées en une ligne amère.
Il y eut un long silence. Victoria s’était attendue à ce qu’il exige une récompense en échange des informations fournies, mais non. Sa courtoisie s’était subitement envolée, faisant place à une mine renfrognée.
— Je pense que je peux sortir sans crainte, finit-elle par dire. Max aura certainement réussi à persuader Phillip de partir.
Sans un mot, il tira son gant de sa poche et le lui présenta posé à plat sur sa paume. Mais lorsqu’elle voulut s’en emparer, il referma ses doigts autour de sa main et tira.
La brusquerie de son geste la surprit. Curieuse, et fatiguée de lutter, Victoria ne chercha pas à se dégager lorsque Sébastien l’attira vers lui.
Ils se tenaient à présent aussi près l’un de l’autre que lorsqu’ils étaient dans le couloir. Sans cesser de la retenir d’une main, il rangea à nouveau le gant dans sa poche. Un éclair de satisfaction traversa ses prunelles fauves.
— C’est plus facile que je ne me l’étais imaginé.
— Sébastien...
Il effleura l’intérieur de son poignet de ses lèvres. Douces mais fermes, légèrement humides, elles étaient aussi caressantes que des plumes. Elles s’entrouvrirent, suivant les contours de ses veines et de ses tendons. Il mordilla doucement le côté de son poignet, puis la partie charnue à la base du pouce.
Victoria était incapable de bouger. Ou plutôt si, elle aurait pu aisément rompre son étreinte, mais ses muscles refusaient de lui obéir. Elle ferma les yeux puis, tentant de se ressaisir, étira son autre main et la plaqua sur la poitrine chaude et solide de Sébastien.
— J’ai toujours eu envie de savoir quel goût avait une Vénatore, murmura Sébastien en relevant la tête.
Ses lèvres n’étaient plus figées en une ligne acrimonieuse et ne le seraient plus jamais maintenant que Victoria les avait senties sur sa peau.
Il ne l’avait pas relâchée. Ses doigts se recroquevillaient, comme tétanisés, sous les caresses de Sébastien qui faisait courir son pouce sur sa main.
Soudain la porte s’ouvrit à la volée.
Max parut sur le seuil, s’appuyant de tout son poids contre le chambranle.
— Rockley a été attaqué, dit-il avant de s’effondrer à terre.